Un jour, alors qu’il se promenait dans les bois, un homme a trouvé un bébé aigle tout juste sorti de son trou. Conscient que le laisser là, seul et abandonné, l’aurait condamné à une mort certaine, l’homme a ramené l’oisillon chez lui et l’a placé dans un poulailler, en compagnie de quelques poussins de poulets.

Le bébé aigle grandit avec eux et, bien sûr, apprit à se comporter comme une poule : il fouillait le sol à la recherche de vers et d’insectes, mangeait les graines que lui donnait son propriétaire, gloussait et gloussait, et s’il battait des ailes, il ne s’élevait pas de plus de quelques dizaines de centimètres.

Plusieurs mois passèrent, pendant lesquels l’aigle ne douta pas un instant que sa place était ailleurs que dans la cour de son maître, parmi les autres poules. Il était d’ailleurs convaincu d’être lui-même une poule.

Jusqu’au jour où, levant les yeux vers le ciel bleu sans nuage, il vit un autre aigle s’élever majestueusement, presque sans bouger ses ailes robustes…

L’aigle réalisa soudain sa véritable nature. Il réalisa qu’aucun obstacle ne l’empêchait de voler, si ce n’est celui de son propre esprit, et, après quelques tentatives, il s’élança dans l’infini, vraiment libre.

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Il ne fait aucun doute que la plupart des lecteurs connaissent cette histoire rendue célèbre par Anthony de Mello et largement utilisée dans les livres de développement personnel, les formations, les discours de motivation, etc. Je l’ai également utilisée dans un article il y a longtemps.

Ce qui est moins connu, en revanche, c’est l’effet que cet incident a eu sur les autres habitants de la cour.

Après avoir vu que leur ancien compagnon de jeu et de semence s’était envolé, perdu dans l’immensité du ciel, beaucoup de poules ont pris conscience de leur triste situation et ont commencé à rêver de devenir des aigles.

D’étranges philosophies commencèrent à circuler, d’abord presque clandestinement, puis plus ouvertement, affirmant que chaque poule avait en elle un aigle qui n’attendait que d’être libéré. « La condition d’une poule n’est rien d’autre que le résultat de croyances limitatives », affirmaient certains pouleprophètes, “changez vos croyances, et le ciel sera à vous”.

Il existait toutes sortes de livres sur le sujet, avec des titres tels que « Comment devenir un aigle en 30 jours », « Aiglecibernetics », « Analyse transaiglectionnelle », « The wonders of flight », « Unleash the eagle in you » (Libérez l’aigle en vous), etc.

Pour ceux qui avaient de l’argent à dépenser, il y avait aussi des séminaires de PPL (Programmation Poulelinguistique) et des cours audio et vidéo, où l’on apprend à visualiser le monde vu d’en haut, à reconnaître les sons des autres oiseaux (pour se mettre en rapport), à percevoir la sensation du vent dans les ailes (la condition d’aigle ne peut être atteinte sans se concentrer sur les bons canaux sensoriels).

Plus intéressant, une méthode d’analyse (Enneapoulogramm) était également apparue, qui détectait 9 façons différentes d’être un poulet, et par conséquent 9 chemins différents pour devenir un aigle. Des techniques étaient également apparues, comme le Chickenemotional Balance et la CFT (chicken freedom technique), qui vous apprenaient ce qui se passe si vous appuyez sur certains points de votre tête et de votre poitrine en disant « J’aime et je respecte mes ailes », c’est-à-dire que vous surmontez votre peur du vide (le principal obstacle dans le parcours de développement pour devenir un aigle).

Une poule plus entreprenante que les autres a conçu un système de marketing à plusieurs niveaux consistant en un système complexe de points gagnés en vendant des cours et des séminaires à d’autres poules, arguant que monter dans le système était le moyen le plus sûr d’approcher le statut d’aigle.

Quiconque assistait à un nombre suffisant de cours pouvait devenir un « poulescoach certifié » et aider les autres à avancer plus vite sur la voie du développement.

Il va sans dire que lorsque quelqu’un, en l’absence totale de résultats concrets, exprimait des doutes sur le sens de tout cela, il était immédiatement accusé – par les plus exaltés et les plus convaincus – d’être possédé par des croyances limitatives et bloqué par des pensées négatives.

Surtout, on lui répète sans cesse : « Souvenez-vous de notre ancien camarade qui, après avoir passé sa vie à être un poulet, a réussi à voler ; mettez de l’engagement et de la foi, et vous réussirez aussi ».

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Même si, comme je l’ai dit, je l’ai utilisée moi-même, cette petite histoire m’a toujours agacé parce qu’elle suppose qu’un aigle est meilleur qu’une poule et qu’elle fait une confrontation stupide entre deux êtres ayant des potentialités, des talents et des forces différents.

Et ce n’est pas pour défendre les moins doués ou les plus faibles, mais pour s’opposer à tout un système social conçu pour produire une insatisfaction perpétuelle, un manque de satisfaction en proposant des modèles impossibles à égaler et l’industrie adjacente qui vous vend des « solutions » pendant que vous courez après ces modèles impossibles.

C’est le même mécanisme qui vous montre qui a gagné un milliard à la loterie et vous convainc que la même chose vous arrivera.

C’est le même mécanisme qui vous montre une superstar et vous dit que si vous achetez le set de maquillage (parfum/robe/lunettes…), vous serez comme elle.

C’est le mécanisme par lequel une société qui a de plus en plus de choses devient de plus en plus insatisfaite et mécontente.

Je pense franchement qu’un aigle est un aigle et qu’une poule est une poule.

Et je crois qu’il peut y avoir des aigles stupides et de belles poules, et qu’une confrontation est tout à fait inutile.

Et je crois que chacun devrait exploiter son potentiel sans être confronté à d’autres qu’à lui-même, surtout à des modèles imposés par quelqu’un dont le seul but est de vous vendre ses « solutions ».

Bien sûr, je crois pour ma part – et tout mon travail est basé là-dessus – que chacun d’entre nous a un potentiel fantastique, et je ne manque jamais une occasion de rappeler cette croyance aux gens et de les aider – dans la mesure de mes possibilités – à entrer en contact avec ce potentiel en enseignant et en appliquant des techniques psychologiques qui améliorent les performances et favorisent le développement personnel.

Mais lorsque je vois des gens s’efforcer de se conformer à des modèles impossibles, en suivant les conseils des vendeurs d’un « rêve américain » mal compris (souvent plus confus que leurs disciples), je me dis que nous avons peut-être besoin de quelqu’un qui attire l’attention sur le fait que chacun d’entre nous est unique, et que chacun d’entre nous a tellement de talents et de possibilités que, s’ils étaient exploités, il ne resterait plus de temps pour envier quelqu’un d’autre.

Ne suivez pas les modèles, soyez vous-même un modèle !

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Les dernières nouvelles du poulailler me confirment que certaines poules se sont enrichies, d’autres cherchent encore la bonne technique pour s’élever dans les airs, et d’autres encore attendent l’arrivée du Grand Poulet qui les sortira de leur condition.

D’après ce que nous avons constaté, aucune ne s’est élevée à plus de quelques dizaines de centimètres du sol…

Santé,

Bruno